On se bat sur mer
Débarrasser la maison d’un proche décédé, c’est parfois l’occasion de découvrir des aspects inconnus de sa vie (je me souviens des livres érotiques trouvés dans la bibliothèque d’un oncle…). Chez ma belle-mère, la surprise vient d’un livre sur des combats navals de la Première Guerre mondiale. Le livre date de 1926, donc avant sa naissance : l’a-t-elle lu ? Sans doute a-t-il été acheté par le grand-père de ma femme : je ne l’ai rencontré que deux fois mais il m’avait parlé d’une escale à Shanghai lorsqu’il était matelot sur le Jules-Ferry…
Ce livre est donc l’occasion d’un retour 110 ans en arrière. A l’époque il y avait des navires autrichiens sur les mers du globe et pas seulement sur le lac de Constance, le Tanganyika et Zanzibar n’étaient pas encore réunis, les aviateurs se faisaient le plus légers possible pour pouvoir passer des cols de 2000 mètres, le drapeau blanc était respecté au combat, enfin la plupart du temps… Bien sûr, je savais que cette Grande guerre qui a tué tant de biffins s’était aussi déroulée sur mer. Mais, honnêtement, en dehors de Coronel, des Falklands et du Jutland, j’ignorais tout des autres affrontements navals. Cet ouvrage décrit quatre théâtres : la Méditerranée orientale, l’océan Indien, le canal de Suez et l’Adriatique.
La narration est précise, le contexte est exposé clairement, des cartes permettent de se retrouver aisément dans les déplacements des unités. Il faut dire que l’auteur, ayant dirigé le Service historique de la Marine, a pu ainsi accéder aux sources primaires et notamment aux différents journaux de bord. Dans son exposé, il sépare les faits, les hypothèses et les commentaires, n’hésitant pas à poser les questions qui fâchent (aurait-on pu faire autrement ?) ou à mettre en doute telle version officielle. Il s’attache aussi à mettre en lumière des aspects traditionnellement jugés secondaires des opérations navales : ainsi le rôle des marins et des bateaux civils mobilisés. Sous sa plume l’histoire est prenante, le lecteur s’y voit, s’y croit ; il est d’ailleurs interpelé à l’occasion par l’auteur. Le style est très agréable, souple et rythmé, on dirait un peu du Céline…
Ce que l’auteur n’a pas pu imaginer, c’est que le lecteur d’aujourd’hui confronte ce récit à l’histoire plus récente. Découvrir que les bases de départ de l’armée ottomane vers le canal de Suez en 1914 étaient Gaza et Beer-Sheva, alors dans le même pays qui n’était pas encore la Palestine mandataire, prend une signification singulière aujourd’hui. De même, savoir que les différents Slaves du Sud étaient solidaires sur les navires autrichiens amène bien des regrets par rapport aux guerres de démantèlement de la Yougoslavie à la fin du 20ème siècle.
Un mot sur l’auteur lui-même – où l’on retrouve la comparaison avec Céline, justement… Son histoire personnelle ultérieure est dramatique : évoluant rapidement à partir du milieu des années 1930 de Maurras à Doriot puis à Darquier de Pellepoix, il devient tour à tour anglophobe, anticommuniste, antisémite, recruteur pour la LVF, collaborateur dirigeant. Il sera condamné à mort à la Libération pour intelligence avec l’ennemi et exécuté en 1945. Et pourtant, rien ou presque qui annonce cette dérive dans ce livre de 1926 : au contraire, il admire alors la Royal Navy, se méfie des Allemands. En cherchant mieux au fil des pages, on détecte certes un soupçon de suprémacisme blanc mais à relativiser pour l’époque : il emploie parfois le mot « nègre » et on devine qu’il préfère au sein de l’armée ottomane les Turcs aux Arabes. Mais ce qui domine dans sa vision des combattants de la Première guerre c’est une vraie humanité, pour les prisonniers notamment, et une grande solidarité des gens de mer, de quelque bord qu’ils soient. Ce qui rend son parcours final incompréhensible – un naufrage personnel, si l’on peut dire.
Paul Chack. On se bat sur mer. Editions de France, Paris, 1926.
Date de dernière mise à jour : 09/10/2024